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Ausgabe 1, Band 10 – Dezember 2020

L’action politique

Etienne Tassin, Pour quoi agissons-nous ? Questionner la politique en compagnie d’Hannah Arendt, Lormont, Éditions Le Bord de L’Eau, 2018

Ce livre posthume du philosophe Étienne Tassin s’inscrit dans le sillage du Trésor perdu1 et du Monde commun2. Après la parution de ce dernier en 2003, l’auteur avait le projet d’écrire un livre sur l’action où il prolongerait et approfondirait le questionnement engagé. Ensuite, d’autres projets l’ont requis, mais sans que celui-là ne cesse de le hanter. Aussi traverse-t-il les treize chapitres de cet ouvrage constitué de réécritures (inédites ou non) de conférences issues du travail théorique riche et varié des quinze dernières années de sa vie. Si l’idée d’écrire à proprement parler un livre s’est perdue en chemin, l’auteur avait réactivé son projet d’une théorie de l’action en regroupant ses textes qui en contiennent les éléments.

Salué après sa mort pour sa cosmo-politique, qui n’était pas une philosophie de cabinet, ce “philosophe de terrain” n’aimait pas que l’on pense qu’il prenait en marche des trains théoriques construits et conduits par d’autres. C’est d’ailleurs à cette situation qu’essaie de remédier ce drôle de livre — dont les titres de tous les chapitres sont des questions — en jetant les grandes lignes d’une philosophie novatrice et exigeante de l’action politique. Cette philosophie part des concepts d’action (première partie) et d’espace public (deuxième partie). Puis elle conduit l’auteur à redéfinir les limites et le sens de la politique (troisième partie). Finalement, son articulation au monde de l’histoire s’inscrit contre les “vieux schémas dominants”, comme une “manière neuve […] d’entendre” le monde en termes de domination (p. 16-17) — Etienne Tassin articulant sous ce dernier terme la globalisation économique et le terrorisme islamiste, afin de produire une philosophie pour aujourd’hui et pour demain (quatrième partie).

Pour quoi agissons-nous? est dédié à Miguel Abensour. Ces dernières années, Etienne Tassin donnait effectivement l’impression de renouer avec la question abensourienne de l’utopie3. De l’utopie, il conservait une idée essentiellement régulatrice, et renvoyait souvent aux dernières lignes du livre IX de La République en insistant sur le fait que l’utopie n’a pas à être réalisée, mais il partageait véritablement la question de l’héroïsme4 avec Miguel Abensour. Plaidoyer pour une conception ordinaire et contingente de l’action politique, le présent ouvrage l’arrache cette dernière à l’héroïsme de l’action militante et à son acmé révolutionnaire pour la replonger dans le quotidien. Finies les vies de militants et de révolutionnaires regardées comme des vies de saints! Ce livre, qui tire un trait sur la mythologie des grands hommes et met la révolution à la portée de tous, est le tombeau d’un certain héroïsme de gauche. Ses héros démocratiques, ordinaires, Etienne Tassin les qualifie de héros pluriels. Contre le concept idéologique et historique de révolution5 — il en défend une idée qui veut que la politique soit révolutionnaire ou ne soit pas. Quand il plaide pour une politique révolutionnaire, c’est une idée non héroïque de la révolution qu’il appelle de ses vœux. Il défend la démocratie contre le républicanisme, la liberté contre la souveraineté — renouant ici aussi avec Miguel Abensour en jouant la démocratie contre l’État.

Ce livre tient compte du fait que le discours militant-révolutionnaire qui prenait jusqu’ici en charge l’action politique peint désormais son gris sur du gris. Toutefois il ne s’agit pas de réduire la politique à une façon “usée” et “méprisable” d’en faire. Si l’auteur tient ferme la séparation entre politique et morale, il dit vouloir renouer avec la “beauté” et la “dignité” de la politique (p. 7). La politique est généralement tenue pour une chose grave ; mais la beauté qu’il s’agit ici de retrouver va de pair avec une forme de légèreté. L’action pour laquelle plaide l’auteur n’a plus rien à voir avec des gestes lourds de sens visant des effets définitifs, elle est “aléatoire”, “souvent vaine”, parfois “précaire” et donne à celui qui agit — le citoyen, le militant, le révolutionnaire — un titre “virtuel et fragile” qu’il ne garde qu’un moment parfois “très court” (p. 5). Cet allègement de la politique n’a pas le sens d’une dépolitisation, mais vise, au contraire, à rendre la politique à tout un chacun — geste lui-même éminemment politique.

À la question de l’action, l’auteur applique un traitement qu’il place sous le signe d’Arendt et Rouletabille — ces “sortes de phénoménologues” (p. 15). Pour lui, Arendt a quelque chose de ce fameux journaliste-détective imaginé par Gaston Leroux, et la citation du Mystère de la chambre jaune en exergue du livre6 introduit le thème de la contre-pensée d’Arendt et de Rouletabille. Changer d’angle, penser par le bon bout, tel est l’objectif de leurs exercices de pensée, variations éidétiques qui partent de l’expérience commune pour la saisir de façon singulière. Leur approche valorise le paradoxe, invite à penser d’un autre point de vue que la doxa, puis contre la doxa. Penser par le bon bout implique des “renversements” (p. 16): sont redéfinis l’action, puis l’espace public et la politique… L’auteur affirme que ce n’est pas l’acteur qui produit l’action, mais l’action qui produit l’acteur, passant ainsi d’une pensée du sujet à une pensée de la subjectivation. En tant que subjectivation, l’action donne naissance aux acteurs, elle organise les relations entre eux, elle “invente son peuple dans l’agir” et ouvre “un espace de visibilité par lequel les acteurs se rendent manifestes”, espace qui aura besoin d’être politiquement garanti (comme un espace républicain laïque, par exemple), mais dont la véritable source restent les actions qui l’”instituent, [le] réactivent et [l’]infléchissent sans cesse” (p. 126). Cette logique de destitution du sujet a d’énormes conséquences : comme une chute de dominos, avec le sujet tombent la volonté, la souveraineté, l’espace public au sens d’Habermas, et aux Contre Hobbes que sont toutes les philosophies politiques de la modernité — depuis Rousseau —, il convient désormais d’ajouter un Contre Rousseau.

Au fil des chapitres s’affirme le concept de manifestation. Tout en travaillant à cet ouvrage, Etienne Tassin avait mûri le projet d’écrire un livre sur la manifestation, livre qu’il voyait comme l’aboutissement de son travail. Pour lui, les actions dans et par lesquelles se manifestent des acteurs (politiquement visibles ou invisibles), puis un monde commun, manifestent à leur tour la liberté, l’égalité, ou encore la parité. Ces dernières n’existent donc que tant que des luttes — parmi lesquelles des “manifs” — leur sont dédiées.

Ne sous-estimons pas l’importance de Rouletabille dans l’élaboration de cette philosophie, mais Arendt, dont Etienne Tassin était l’un des plus fins connaisseurs en France, est présente tout au long du livre. S’il y a toujours des voix pour dire que l’œuvre du commentateur d’un philosophe X s’apparente à du néo-X, Etienne Tassin fait sienne l’affirmation de Jerome Kohn selon laquelle “la philosophie arendtienne n’est pas une philosophie politique de plus” (p. 26), et c’est en tant que philosophe en rupture de tradition qu’il choisit Arendt comme “guide”. Sans croire qu’elle aurait anticipé notre aujourd’hui et notre demain, elle peut, selon lui, aider à les penser, du moins “si l’on sait l’interpréter et qu’on ne prétend pas en user comme d’une clé universelle” (p. 13). Il y a Arendt d’un côté, et la doxa arendtienne qui la neutralise de l’autre. Or ce livre contient une lecture d’Arendt qui, par sa maîtrise, l’arrache à cette doxa dépolitisante. Du bon usage des auteurs.

Dans la dernière partie, cette réflexion s’articule avec la cosmo-politique développée dans Un Monde commun puis dans divers articles. Plus précisément, l’auteur explore le devenir de l’action politique à l’époque du globalitarisme — conçu comme un phénomène complexe articulant globalisation économique et terrorisme islamiste, la première instrumentalisant le second7. Ainsi, le monde entier s’avère pensé sous l’angle de la domination, et le concept de globalitarisme supplante celui de totalitarisme pour penser le novum de l’époque. Sans faire du globaritarisme le rejeton du totalitarisme, le tout est exposé avec intelligence: il s’agit plutôt d’expliquer comment l’action politique, et elle seule, peut contribuer à re-construire un monde face à l’acosmisme globalitaire. Si Etienne Tassin était en désaccord avec Habermas sur la question de l’espace public, comme lui il voyait en l’Europe une promesse politique — à condition que celle-ci devienne le sujet d’une cosmo-politique devenue xénopolitique.

Ce livre, qui réunit philosophie de l’action et cosmo-politique en un geste synthétique, donne une juste idée de l’ampleur du travail théorique réalisé par Etienne Tassin depuis la publication du Trésor perdu. Il approfondit une conception forte de la politique et l’expose avec clarté pour la partager et la mettre en œuvre. Très bien écrit, les formulations auxquelles il aboutit sont portées par un esprit d’une acuité et d’une bienveillance diderotiennes, prouvant que des livres inachevés peuvent être de très grands livres et avoir du style malgré leur caractère de chantier.

Christophe David

(Maître de conférences en philosophie à l’université de Rennes 2 (EA 1279), membre de l’équipe HCA (Histoire et Critique des Arts) et traducteur)

1Étienne Tassin, Le Trésor perdu. Hannah Arendt. L’intelligence de l’action politique, Paris, Payot, 1999.

2Etienne Tassin, Un monde commun : pour une cosmo-politique des conflits, Paris, Seuil, 2003 (voir tout particulièrement le chapitre 4, p. 117-144).

3Voir Martine Leibovici, Pour Etienne Tassin (1955-2018), en L’Homme et la société, n° 206, 2018, p. 29-38.

4Voir Miguel Abensour, Le double visage de l’héroïsme révolutionnaire, en Bernard Bourgeois et Jacques d’Hondt (dir.), La Philosophie et la Révolution française, Paris, Vrin, 1993, p. 121-141.

5Qu’il réduit un peu vite selon nous à une promesse de lendemains qui chantent, à des combats souvent vains, dont l’échec, lâche-t-il, est inévitable mais ne doit pas être regretté. Cet échec fait l’objet du chapitre 10: “Pourquoi les révolutions sont vouées à être déroutées et pourquoi ce n’est pas regrettable?”, dans l’esprit du chapitre 5 du Maléfice de la vie à plusieurs (Paris, Bayard, 2012, p 133-155). Pour lui, si les histoires de révolution finissent mal en général, c’est parce que l’utopie qui prétend s’y réaliser finit toujours tragiquement par substituer une domination à une autre.

6“Ah ! Raisonner par le bon bout!”

7Etienne Tassin rejoint ici Jenny Raflik (Terrorisme et mondialisation, Approches historiques, Paris, Gallimard, 2016) et Richard Labévière (Terrorisme, la face cachée de la mondialisation, Paris, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2016).