header image

Ausgabe 1, Band 7 – November 2013

Crise et Modernité

 

Myriam Revault d’Allonnes1

 

 

Nous ne parlons plus aujourd’hui des crises mais de «  La crise  » et il semble bien que ce passage des singularités plurielles à un singulier collectif témoigne d’une mutation si­gnificative. Cette généralisation qui - à partir de domaines spécifiques – conduit à une no­tion prétendument englobante pose d’abord xun problème épistémologique: est-on fondé à unifier sous un même concept ou une même notion des traits qui s’appliquent à des do­maines si différents: crise financière, crise de l’éducation, de la culture, crise de nerfs, crise de croissance, etc.? Il s’agit d’abord de décrire le phénomène et de poser la question de la pertinence de ce singulier collectif mais l’enjeu est surtout de repenser à nouveaux frais le statut actuel de la crise, devenue en quelque sorte un état « normal  », « perma­nent  » ou perçu comme tel et non plus – comme l’indiquait le sens originel, étymolo­gique,  - une situation d’exception. Car le terme Krisis (issu du domaine médical, du cor­pus hippocratique mais utilisé aussi dans le domaine judiciaire et dans celui de la tragédie grecque) à l’origine signifie décisio: c’est le moment décisif dans l’évolution d’un proces­sus incertain qui permet le diagnostic (et donc la sortie de crise). Or il semble qu’aujour­d’hui la crise connote précisément l’inverse: elle désigne le moment où - avec les pertur­bations - surgissent les incertitudes: incertitudes quant aux causes, quant au diagnostic, quant aux effets, quant à la possibilité même d’une issue. Un renversement semble donc s’être opéré: de la décision à l’indécision et même à l’indécidabilité. Nous ne voyons plus d’issue à la crise alors que, originairement, qui dit crise dit moment paroxystique qui ap­pelle un dénouement, une sortie de crise (la vie ou la mort).

Partant de là, mon hypothèse a été (elle est toujours) qu’au delà d’une interrogation épistémologique, cette généralisation et ce renversement de paradigme témoignent d’une mutation fondamentale relative à notre expérience contemporaine du temps. Car la crise est toujours liée à la temporalité, à l’expérience temporelle. Quel que ait été à l’origine son domaine d’application - domaine médical, éthico-politique, judiciaire - la crise s’inscrit et se développe fondamentalement dans une temporalité. Elle est indissociable d’une conception et d’une expérience du temps Elle constitue le moment critique où il faut faire des choix et prendre des décisions avec « discernement ». Mais dans quelle durée? Il est clair que la crise dans la temporalité antique (qu’il s’agisse de la médecine, de l’histoire politique, de l’acte judiciaire ou de la tragédie) est liée à une expérience du temps qui n’est plus la nôtre.

Ce n’est donc pas par hasard si, au XVIIIe siècle, la notion de crise sort de son usage « technique » (essentiellement médical) et vient au premier plan chez les Modernes, en re­lation avec un nouveau concept d’histoire. Son insertion dans une nouvelle pensée de la temporalité et de l’historicité va marquer une inflexion significative voire une mutation. La crise prend désormais la forme d’une rupture généralisée, d’une négation radicale de l’ancien par le nouveau, au nom d’une certaine conception du progrès. C’est la raison pour laquelle la modernité est, en tant que telle, un concept de crise. Structurellement et consubstantiellement habitée par la crise. Et c’est dans cette perspective seulement qu’on peut éclairer certains aspects de la généralisation de la « crise » dans notre présent. Il faut donc se demander ce qu’il en est du rapport consubstantiel de la crise et de la moder­nité. Comment la nature du projet moderne a-t-elle installé en son cœur, en son centre névralgique, la notion de « crise »? On peut relever trois aspecte fondamentaux de la dis­solution des repères de la certitude qui accompagne l’émergence de la modernité: elle se traduit par une triple rupture ou une triple crise: crise des fondements, crise de la norma­tivité, crise de l’identité. C’est de la nature même du projet moderne qu’est issue la crise. La rupture déclarée avec le passé, avec la tradition et ses fondements, contraint la moder­nité à trouver sa normativité en elle-même, à s’auto-fonder rationnellement et à s’au­to-instituer politiquement. Et de ce fait, elle ne peut que se donner sur le mode d’une posi­tion réflexive, d’une interrogation incessante sur elle-même, sur sa légitimité et sur son inscription dans le temps: le mot « modernité » exprime « l’idée que notre temps se fait de lui-même dans sa différence, sa nouveauté par rapport au passé »2H.R. Jauss, Esthétique de la réception, p. 158, trad française, Gallimard, Tel, 1990.

La modernité fait ainsi émerger un nouvel univers conceptuel, une nouvelle expérience du temps et un régime d’existence où s’impose la réflexivité. L’instauration de l’histoire comme modalité fondamentale de l’existence humaine, la perception que l’homme a de lui-même comme être historique, sont caractéristiques de l’époque moderne: désormais, le devenir historique est doté d’une valeur intrinsèque (il n’est plus seulement un effet de sens produit par la manifestation de Dieu) et on peut y lire les grandes lignes du dévelop­pement de l’humanité. Cette ouverture à l’avenir, d’abord marquée par le triomphe de l’idée de progrès, tentera d’emblée de répondre à la triple difficulté des Temps modernes. Elle va faire de la crise un concept opératoire, censé rendre le présent intelligible et vi­vable.

Mais la modernité est aussi et surtout une position réflexive. Car elle se pose en s’auto­proclamant, en s’auto-désignant. La modernité est un performatif qui se déclare autoréfé­rentiel. Là réside essentiellement la nature de la radicalité moderne: « Les Temps mo­dernes, écrit Blumenberg, n’existent pas avant le moment où ils se déclarèrent comme tels »3Blumenberg, La légitimité des Temps modernes, trad. française Gallimard, 1999, p 531. Cette compréhension de soi, cette réflexivité - dont témoigne en un sens la corrélation entre la crise et la critique au cours du XVIIIe siècle - donne à la notion d’ « époque » une tonalité très particulière: elle la spécifie comme une « attitude » bien plus que comme une période, elle l’accentue comme une manière critique de se rapporter au temps, au présent et à soi-même. C’est ce que Hegel énoncera – dans la perspective propre à sa pensée – en faisant de la subjectivité libre le principe de la modernité. C’est aussi ce que Kant portera au jour dans sa réflexion sur les Lumières. S’interrogeant sur son appartenance au « présent » qui est le sien, il inaugure, comme y insiste Michel Foucault, une nouvelle appréhension de la modernité: elle est avant tout un mode singulier de rapport à soi.
Cela nous contraint à saisir les « lignes de fragilité » qui marquent notre présent, sans nous donner cette facilité un peu théâtrale consistant à dire que nous vivons un lever du soleil (comme pouvait l’écrire Hegel) ou à l’inverse que nous sommes plongés « au creux de la nuit », dans la plus grande « perdition » (position « décliniste » ou catastrophiste). La description du présent doit toujours suivre cette fracture virtuelle qui ouvre un espace de liberté concrète, «  c’est-à-dire un espace de transformation possible »4Foucault, Dites et écrits, Gallimard, tome 4, « Structuralisme et post-structuralisme  », p 448-449. La modernité est alors pensée comme un défi qui force l’homme à affronter la nécessité de se produire lui-même. C’est à l’épreuve des ruptures, de l’effondrement des valeurs traditionnelles que s’impose une certaine attitude, un certain ethos à l’égard de la réalité. Lorsque s’efface ou disparaît le cadre de référence qui nous permettait de nous orienter dans le monde, il nous faut inventer de nouvelles pratiques, pratiques du monde et pratiques de soi. Han­nah Arendt, dans une autre perspective, fera elle aussi de la crise ce moment si particulier où l’homme est mis en demeure d’exercer sa capacité à commencer quelque chose de nou­veau.

Cette définition de la modernité comme un ethos de critique incessante de notre être historique en fait pour ainsi dire une crise permanente. Elle n’est pas une période mais une « époque », on pourrait même dire une disposition d’époque, une manière d’être au temps. Mais ce temps n’est pas n’importe lequel. C’est un temps où une certaine percep­tion « normale », habituelle, de la réalité disparaît: ce qui force l’individu à affronter la perte des repères habituels et sa propre désorientation. Foucault est ainsi amené à consi­dérer le caractère « méta-historique » de l’attitude de modernité qui s’impose dans cer­taines configurations historiques: la crise de la démocratie athénienne au IVe siècle avant J.C et la figure de Socrate, le déclin du monde hellénistique à Alexandrie et, bien sûr, le moment de la critique kantienne.

Or, nous sommes aujourd’hui dans une modernité « avancée », « tardive », dont cer­tains caractères fondamentaux diffèrent de ce qu’on a pu analyser à propos des deux ou trois siècles précédents (à partir des XVIIe et XVIIIe siècles jusqu’à la fin de la première moitié du vingtième).

La crise globale au sein de laquelle nous avons le sentiment de vivre  aujourd’hui marque effectivement un retournement radical par rapport à ses traits originels. Au dé­part situation d’exception, la crise est devenue un état « normal », une régularité marquée de surcroît par la multiplication des incertitudes: incertitudes relatives aux causes, au dia­gnostic, aux effets et à la possibilité même d’une issue, d’une « sortie de crise ».

On voit ainsi se renverser les trois éléments constitutifs de la notion de crise:

- de changement brusque, de moment paroxystique, la crise est devenue une réalité permanente. Elle est le milieu de notre existence qu’elle a envahie de part en part.

- De point de décision critique, elle s’est muée en synonyme ou en équivalent de l’indé­cidable.

- À l’origine moment singulier, situation exceptionnelle, rupture du cours habituel, elle est désormais la norme de notre existence. Nous vivons et pensons en fonction et sous le signe de la crise.

L’idée de « crise permanente » s’énonce désormais comme une sorte d’oxymore qui né­cessite une véritable réorientation du regard. Une crise permanente est-elle encore une crise? Peut-on envisager la possibilité que La Crise soit devenue le nouveau « singulier-collectif » de notre temps? Cette hypothèse nécessite qu’on clarifie d’abord quelques points:

1- Ce nouveau régime de crise fait-il époque? Doit-on conclure - à la lumière de ces ren­versements - que nous sommes sortis de la modernité? S’agit-il d’une rupture de (avec) la modernité ou d’une rupture dans la modernité? Quels rapports les traits pathologiques que nous percevons aujourd’hui dans le monde social et culturel entretiennent-ils avec les ambivalences inscrites dès le départ au cœur de la modernité? Le changement de para­digme de la notion de crise permet-il d’énoncer que nous sommes entrés dans une nou­velle « époque »? La question demeure ouverte. Il est difficile voire impossible de savoir - parce que nous sommes immergés dans le présent – si nous sommes au-delà du projet moderne, si notre présent « contemporain » a véritablement opéré une rupture avec ses caractères structurels, ou si cette nouvelle configuration en est un effet paroxystique. Je ne pense pas, pour ma part, que la question soit aussi fondamentale qu’on l’affirme le plus souvent: l’histoire, en effet, n’est pas seulement un regard sur le passé mais aussi un re­gard vers le futur. Elle est un acte social et plus précisément une construction faite par - et dans - une société donnée dont le but est d’adresser un message aux générations futures. Une société peut-elle se passer d’envisager son avenir et l’orientation de son action? Peut-on vivre sans un « sens » de l’histoire? La question n’est pas seulement épistémologique, elle ne porte pas seulement sur le caractère transcendantal de la relation expérience/at­tente, elle a trait à la pérennité du monde commun, à son inscription dans la durée.

Ce qui me paraît essentiel, c’est que la question d’un « sens » de l’histoire n’implique pas la représentation d’un avenir dessiné à l’avance. Avons-nous besoin de savoir où va l’histoire pour orienter notre action? Avons-nous besoin de nous assurer que nous pou­vons contrôler notre  devenir? Kant, en élaborant l’idée d’une finalité sans fin, avait déjà pensé la non-coïncidence entre les projections de notre imagination et les garanties qui nous permettraient de maîtriser le sens de l’histoire.

2- Quelles conclusions faut-il tirer des phénomènes d’accélération et de dé-synchroni­sation analysés par un certain nombre d’auteurs contemporains (Hartmut Rosa, Zygmunt Bauman, ou encore François Hartog avec l’hypothèse du « présentisme ».  La question de l’indétermination du futur est, semble-t-il, la pierre d’achoppement du pessimisme ou du catastrophisme d’un certain nombre d’analyses contemporaines. Elles se donnent un ave­nir qui, faute de pouvoir être pré-déterminé, est pour ainsi dire contenu dans le présent, autrement dit prévisible. Or, un tel futur ne requiert aucune anticipation imaginative, au­cune projection: il n’est que la déduction du présent. D’où la question: comment l’histoire peut-elle continuer ? Comment va se terminer le processus d’accélération? Mais est-ce la bonne question ou tout au moins la seule possible? Si la société est, par essence, consti­tuée temporellement, son devenir est-il inscrit de manière inéluctable dans l’accélé­ration de l’accélération ou dans l’intensification de la désynchronisation?

Les mutations qualitatives qui touchent l’expérience contemporaine sont telles qu’on peut souscrire à l’idée que nous sommes confrontés à un processus de détemporalisation au sens où Koselleck parle de la temporalisation de l’expérience historique advenue avec la modernité: le temps lui-même a une qualité historique. Ce « n’est plus dans le  temps, mais par le temps que l’histoire se déroule désormais; le temps est dynamisé jusqu’à deve­nir lui-même un moteur de l’histoire ». Dynamisé en force, le temps devient l’acteur de l’histoire. L’histoire est pensée comme un processus orienté, où le futur est valorisé comme l’aboutissement d’un progrès. Mais l’histoire est surtout une tâche à accomplir et l’homme en est l’auteur.

Pour nous, aujourd’hui - et c’est bien une caractéristique majeure de l’époque contem­poraine - le temps précisément n’est plus dynamisé en force historique, il n’est plus le mo­teur d’une histoire à faire, d’une tâche politique à accomplir. Il est devenu, après l’effon­drement de la croyance en un Progrès global, en un avenir téléologiquement orienté vers le mieux, un temps sans promesses. Le schéma qui prévaut aujourd’hui est celui d’un fu­tur infigurable et indéterminé. Cette nouvelle manière d’ «  être au temps » affecte à la fois le regard que la société porte sur son avenir collectif voué à l’incertitude et les repré­sentations que les individus se font de l’orientation (tout aussi incertaine) de leur exis­tence. Si la logique de l’accélération qui prévalait déjà dans la « première » modernité s’est encore amplifiée, elle a quelque peu changé de nature. Elle a été décrite, à juste titre, comme la logique paradoxale d’une immobilité fulgurante5Expression empruntée à Paul Virilio où tout semble changer de manière frénétique alors qu’en réalité rien ne bouge dans un monde pétrifié et immobile. A cela s’ajoutent les processus de désynchronisation et d’éclatement des temporalités et des rythmes désormais privés de tout horizon de sens unificateur. La crise du temps poli­tique en est l’un des signes les plus éclatants car, dans cette dynamique paradoxale, on as­siste à l’affaiblissement voire à la perte de la capacité de la société à se transformer elle-même par l’activité politique. Prendre acte des défaites ou des impuissances de la poli­tique face à la vitesse et à la complexité des mutations économiques et technologiques est pour beaucoup une évidence. Et l’action politique elle-même ne se manifeste plus sur le mode de l’initiative; elle est devenue essentiellement réactive. Réaction aux mouvements des marchés financiers, aux bouleversements écologiques, aux mutations sociétales et culturelles.

Est-il concevable d’envisager de manière positive l’incertitude de l’avenir et de partir de cette hypothèse pour inverser la démarche? Comment donner sens et forme à l’incerti­tude pour en faire un espace de possibilités ouvert? La figure de la crise actuelle, pourtant liée aux processus de dé-temporalisation et de dé-synchronisation, renforce paradoxale­ment l’idée que le temps est l’élément constitutif de l’existence sociale et politique et que la politique implique autant la maîtrise ou l’organisation du temps que celle de l’espace. Dans cette perspective, assumer l’incertitude - y compris celle du futur – c’est tout simple­ment comprendre ce qu’est une politique démocratique ou plus exactement ce qu’elle ne peut pas ne pas être. La recherche de certitudes définitives lui est radicalement étrangère, d’où l’insatisfaction qu’elle engendre inévitablement et qui concerne tout autant le carac­tère fuyant et inassignable des idéaux que la capacité des individus à les investir ou à les réinvestir dans un processus inachevable.

Bien évidemment, le temps où nous vivons nous confronte à de nouveaux modes de dis­solution de la certitude: les effets paradoxaux de la mondialisation, les développements insaisissables du capitalisme financier, l’insécurité sociale croissante, l’épuisement des modalités traditionnelles de l’action politique, la sémantique de la flexibilité qui s’étend bien au-delà de la sphère des conditions du travail… Envisagée sous l’angle de la dé-syn­chronisation, la confusion et la perte des repères touchent maintenant à la durée vivante des sociétés occidentales. Mais ce n’est pas d’aujourd’hui que nous savons que la politique démocratique ne peut agir qu’en se revendiquant d’un savoir faillible. Plus encore: le fait que la politique se déploie à l’ombre de la contingence est une matrice de la réflexion et de l’action politique, même si la désintrication du rapport entre savoir et pouvoir est aujour­d’hui portée à son paroxysme avec la fragmentation des temps.

Or, la focalisation sur le lien consubstantiel entre une politique démocratique et la re­connaissance assumée d’un futur incertain va précisément à l’encontre de toute perspec­tive décliniste ou catastrophiste. D’où l’idée qu’une éventuelle réinvention politique ne peut passer que par la réappropriation d’un futur aujourd’hui « confisqué » pour re­prendre l’expression de Daniel Innerarity. « Confisqué » par l’inflation du présent, le fu­tur est devenu objet de défiance voire d’aversion du fait de son incertitude. S’il est aujour­d’hui un problème et non une source ou un vecteur d’espérance, c’est parce qu’il a cessé d’être désirable: il est devenu synonyme d’insécurité et on y projette dans le désordre des espoirs et des peurs en tous genre. Nous sommes ainsi passés de l’idée eschatologique d’un futur indépendant de nous, extérieur à toute emprise humaine, à celle d’un futur do­mestiqué et maîtrisé puis à un futur dont nous reconnaissons l’opacité. La solution ne consiste ni à opérer des déductions continuistes à partir du présent ni à tenter de planifier l’avenir de façon déterministe pour échapper à son caractère imprévisible et pas davan­tage à le projeter dans un idéalisme redevenu u-topique.

Le rappel de ce qui noue la politique démocratique à la contingence et à l’incertitude - à commencer par l’incertitude du futur - donne à la crise une force contraignante qui oblige à inverser la démarche. Elle n’est plus (ou plus seulement) l’aboutissement de processus inéluctables mais le point de départ d’une série de retournements: comment passer du discrédit des figures incertaines à leur possible positivité? Comment penser la façon dont la crise se déploie en avant (aval) d’elle-même? D’autres dispositions subjectives pour­raient se faire jour face à un futur incertain qui ne serait plus habité par la peur et l’insé­curité. Prendre acte d’un non-savoir - dont il faut souligner quil est le propre de l’exis­tence démocratique – et se demander comment il se confronte aujourd’hui aux nouvelles formes de dissolution de la certitude, ce serait passer d’une crise de certitude à une expé­rience d’incertitude.

3- Or, et c’est là, selon moi, le troisième point fondamental, ce qui caractérise la notion de « crise », c’est qu’elle lie indissolublement la réalité objective et l’expérience que nous en avons. La crise est aussi le vécu de l’homme moderne. Et si aujourd’hui, après la perte d’un certain nombre d’espérances séculières, nous sommes tenus de reprendre en charge la question du « tout de l’histoire », il ne s’agit pas d’un problème théorique et spéculatif: il a également trait à une expérience existentielle. Les dilemmes qui s’attachent à la condi­tion temporelle des hommes, aux modalités de leur existence historique, à la façon dont ils pensent et vivent le lien entre le passé, le présent et l’avenir n’appellent pas (ou pas seulement) une élaboration conceptuelle. Car il existe des réalités et des objets de pensée qu’aucun concept, dans son univocité, ne parvient à atteindre.

Comment alors « dire » ce dont le concept ne peut rendre raison? La crise, précisément, n’est pas un concept mais une métaphore: transporté de la sphère judiciaire au domaine médical, le terme a gagné la quasi-totalité des domaines de l’existence. Son statut méta­phorique est l’expression d’un vécu rétif à toute traduction purement conceptuelle et il ne doit pas être considéré comme un manque ou une déficience au regard d’une analyse « achevée ». Car les énoncés métaphoriques ne sont pas seulement des formes imparfaites, provisoires, en attente d’une pleine élucidation  théorique. On peut, à l’inverse, penser qu’ils font sens dans une réflexion philosophique qui ne prétend pas à une objectivation intégrale de la réalité à l’aide de concepts parfaitement définis. Des expressions métapho­riques - telle la « crise » - portent au jour des orientations pratiques  - et même vitales - qui ne peuvent se cristalliser en concepts purs. Elles offrent à la pensée une dimension d’intelligibilité, une « réserve de sens » qui nourrit l’analyse conceptuelle. Car l’usage de certaines métaphores fondamentales (« absolues » pour reprendre l’expression de Hans Blumenberg) répond à des interrogations réputées « naïves », auxquelles il n’existe pas de réponse définitive (théorique, conceptuelle, scientifique). Elles sont pourtant impossibles à éluder car elles sont au fondement de l’existence.

Si la modernité est non seulement un projet inachevé mais un projet inclôturable au sein duquel l’homme doit s’orienter, c’est en rencontrant la question du «  tout  » de l’his­toire et de la politique qu’il se trouve du même coup confronté à la crise comme à un hori­zon de sens incontournable. Mais - quelles que soient son intensité et sa dureté - la force contraignante de la crise  ne signe pas l’aboutissement d’un processus inéluctable, elle ne nous enferme dans aucune fatalité. C’est aussi la raison pour laquelle nous pouvons confronter deux métaphores de l’existence contemporaine.

La première est celle de la cage d’acier, par laquelle Max Weber voulait rendre compte des contraintes qui pèsent sur l’homme moderne. Pour Weber, la cage ne désigne pas seulement l’ensemble des contraintes extérieures qui enferment l’homme moderne mais son adaptation méthodique aux situations qu’il rencontre. Par là se trouve posée la ques­tion du type d’homme intérieurement façonné par l’esprit du capitalisme, de l’habitus qui le porte à calculer en fonction des contraintes d’efficacité et de rentabilité. La cage d’acier renvoie ainsi à l’ensemble des dispositions qui font que l’homme moderne s’y trouve en­fermé comme dans un « habitacle »: elle est la demeure où il naît, où il doit vivre et à la­quelle il ne peut rien changer, du moins en tant qu’individu. Si la cage est aussi bien à l’in­térieur qu’à l’extérieur de soi, la métaphore doit rendre sensible à la fois la réalité de la crise, la manière dont nous la percevons et notre vécu.

A cette métaphore, j’en oppose une autre: celle de la brèche, métaphore par laquelle Arendt (dans la préface de La crise de la culture) entend rendre compte de la situation de l’homme moderne et contemporain en un temps privé de tradition: ce qui caractérise la modernité, c’est que le fil de la tradition s’est rompu. Mais la brèche a aussi un sens beau­coup plus général voire générique: elle marque l’apparition de ce « petit tracé de non-temps » au cœur du temps, de cette faculté humaine de commencer quelque chose de nouveau, qui coïncide avec l’expérience d’être libre. Si l’évènement est lié à la possibilité de l’inédit, c’est parce qu’il est sous-tendu par la capacité de l’homme à réaliser l’inattendu ou l’infiniment improbable. La brèche c’est le lieu même de la pensée et de l’action: toutes deux interrompent le cours du temps qui, livré à lui-même, mène inéluctablement à la ruine et à la mort. « La vie de l'homme se précipitant vers la mort entraînerait inévitablement à la ruine, à la destruction, tout ce qui est humain, n'était la faculté d'interrompre ce cours et de commencer à neuf, faculté qui est inhérente à l'action, comme pour rappeler constamment que les hommes, bien qu'ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir mais pour innover »6Condition de l’homme moderne, trad. franç., Calmann-Lévy, 1983, p 277.

Nous héritons à notre tour de la question du «  tout de l’histoire  » dont avait hérité la modernité « triomphante » et nos interrogations tournent aujourd’hui – tel est le sens de la crise - autour de l’exigence d’un réinvestissement de positions devenues vacantes. La perte des repères du jugement, l’épuisement des réponses traditionnelles quant aux orien­tations vers l’avenir, l’intensification de l’accélération, la perception d’une incertitude por­tée à un point extrême: ces caractéristiques affectent la quasi-totalité de notre expérience contemporaine et témoignent de mutations fondamentales. Nous sommes fondés à nous demander - sans pouvoir y répondre de façon satisfaisante - si elles marquent un seuil d’époque ou si elles radicalisent et exacerbent le régime de crise qu’est structurellement la modernité. Aucun présent ne peut en effet revendiquer un rapport transparent à lui-même et, à cet égard, les discours de crise, si symptomatiques soient-ils, ne dissipent au­cune opacité.

Mais l’essentiel n’est peut-être pas là: il est plutôt dans la reconnaissance d’un paradoxe essentiel: une époque - et a fortiori la nôtre - hérite de problèmes qu’il lui appartient d’in­venter. Il ne s’agit pas seulement de répondre à des questions déjà posées mais de com­prendre que celles qui nous sont léguées font émerger ou surgir des interrogations in­édites.

Les enjeux d’une telle approche ne sont pas seulement théoriques: ils sont d’ordre exis­tentiel et leur teneur est à la fois intellectuelle et affective. C’est à cette constance anthro­pologique que répond la formule lapidaire de Blumenberg dans La légitimité des temps modernes: ce qui s’impose, c’est de « savoir à nouveau ce qui a déjà été su ». Cette récur­rence du « savoir à nouveau » n’est pas une répétition et surtout elle est en excès par rap­port à des formes purement conceptuelles. En effet, les questions relatives au sens de l’existence, à l’anticipation du futur, à la place de l’homme dans le monde comportent une part d’indécidable. Elles relèvent d’une « inconceptualité » qui, loin de signaler un manque ou un déficit, renvoie à une plasticité imaginative commune à la métaphore et à la fiction. Il y a des questions qui portent sur des réalités inconnaissables par « expérience » (au sens kantien du terme) et pourtant impossibles à ignorer car nous sommes pris en elles: il en va ainsi du monde, de l’existence ou du temps. Résistant à toute réduction conceptuelle parce qu’elles excèdent les conditions de l’objectivité, elles appellent l’ex­pression métaphorique qui énonce une autre forme de relation au monde.

Que la modernité, du fait de son absence d’univocité, consonne avec l’expression méta­phorique, que la crise soit peut-être une métaphore absolue de l’époque contemporaine: telle est l’hypothèse qui a été avancée au terme de mon livre La crise sans fin. La méta­phore, on l’a vu, n’est pas une simple figure rhétorique. Et si elle est une innovation sémantique, c’est d’abord parce qu’elle rend compte d’une expérience, du rapport existen­tiel que l’homme entretient avec le monde et la réalité qui l’entourent. Le discours méta­phorique de la modernité est tout aussi révélateur que son discours conceptuel ou « philo­sophique » au sens étroit du terme. Il a trait à un horizon de sens inexprimé au sein du­quel l’homme doit se mouvoir et s’orienter, de façon pratique et pragmatique autant sinon plus que théorique.

La « crise », dit la difficulté de l’homme moderne et contemporain à se situer face à la question du « tout de l’histoire », à un moment où l’incertitude lui apparaît portée à son point extrême. Il n’y va pas seulement du « polythéisme des valeurs », de l’impossibilité de postuler un sens global dans un monde livré à l’absence de toute signification close et univoque. Il y va aussi du sens de la métaphore vive comme capacité de résistance à l’en­tropie et à l’absolutisme d’une réalité perçue comme écrasante. En définitive, si la vérité métaphorique de la crise peut elle-même s’énoncer sous diverses variantes, c’est à nous qu’il revient de choisir une certaine orientation dans le monde, un fil conducteur en quelque sorte: en nous installant soit dans la cage soit dans la brèche.

Notes

1Philosophe. Agrégée de philosophie. Professeur des Universités à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE). Chercheur associé au CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po), elle enseigne également à l’école doctorale de Sciences Po Paris. Spécialiste de philosophie éthique et politique, elle a travaillé autour de Han­nah Arendt, Paul Ricoeur, Claude Lefort. Ses recherches portent depuis plusieurs années sur l’intelligence du « contem­porain . Ses derniers ouvrages ont eu pour objet la question du mal politique, la crise de l’autorité, la place de la compas­sion en politique, la critique de la démocratie, l’expérience moderne et contemporaine du temps. Auteur de La crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Seuil, Paris, 2012.

2 H.R. Jauss, Esthétique de la réception, p. 158, trad française, Gallimard, Tel, 1990

3 Blumenberg, La légitimité des Temps modernes, trad. française Gallimard, 1999, p 531

4 Foucault, Dites et écrits, Gallimard, tome 4, « Structuralisme et post-structuralisme  », p 448-449

5 Expression empruntée à Paul Virilio

6 Condition de l’homme moderne, trad. franç., Calmann-Lévy, 1983, p 277